🔴 En 1980, un champion survole la planète cyclisme : Bernard Hinault. Le vainqueur héroïque d’un Liège-Bastogne-Liège disputé sous la neige au printemps s’est ensuite imposé pour la première fois sur le Giro d’Italia et se présente comme le favori absolu pour remporter un troisième titre consécutif sur le Tour de France. La feuille de route est même respectée à la lettre, puisque le leader des Renault-Gitane écrase le prologue puis s’autorise une démonstration de force sur les deux étapes disputées en Belgique et dans le Nord en première semaine. Pourtant, le grain de sable s’est déjà immiscé dans la belle mécanique. Les pavés de Paris-Roubaix ont traumatisé le genou du Blaireau, qui serre les dents et souffre en silence. Sur le chrono disputé à Laplume, il endosse le Maillot Jaune avec lequel il doit aborder les Pyrénées. À l’arrivée à Pau, le Français se montre même optimiste devant les micros et les stylos des journalistes qui s’inquiètent pour son genou : « Il va mieux. Bien sûr, il y a quelques tiraillements, mais je suis sur la voie de la guérison. Il n’y a aucun souci à se faire. Je vous l’ai dit, je vais mieux ». On ne le sait pas encore, mais Hinault bluffe.
En réalité, il a compris depuis plusieurs jours que la douleur serait intenable en haute montagne. Il ne compte pas se faire humilier dans l’Aubisque, ni se justifier devant les journalistes. Quarante ans après, les souvenirs de ces sentiments sont encore bien vivaces chez Bernard Hinault : « je n’ai rien laissé paraître à l’arrivée de l’étape parce que je n’avais pas envie de répondre à des tas de questions, c’était déjà suffisamment pénible pour moi. Ma condition était vraiment excellente, et nous n’arrivions pas à expliquer exactement ce que j’avais au genou ». Après avoir quitté la zone d’arrivée et regagné l’hôtel, le blessé se rend à l’évidence mais ne parvient pas à avaler cette déception, se rappelle son manager Cyrille Guimard : « Il a fallu négocier avec lui sur la façon de faire, car la charge émotionnelle était très forte. Il était prêt à partir tout de suite, mais son épouse Martine m’a aidé à le convaincre de rester dîner avec les autres copains ».
Le coup de tonnerre qui tombe sur le Tour de France à 22h30, c’est le scénario cauchemardesque pour le patron de L’Equipe, qui parvient tout de même à « casser » complètement la Une et à bricoler les papiers des pages intérieures pour qu’ils puissent coller à la grosse info de la soirée.
Ce n’est qu’à 22h30 que l’on rentre dans la phase active du départ d’Hinault, décidé à prévenir lui-même les patrons du Tour : « J’aurais très bien pu partir en catimini et à ce moment-là tout le monde l’aurait su le lendemain matin. Mais par respect pour le Tour, j’ai tenu à avertir moi-même la direction. Alors nous sommes allés à l’hôtel Continental avec Cyrille, nous sommes passés par les cuisines pour qu’on ne nous voit pas prendre l’entrée principale, et je suis allé expliquer ma décision à Felix Lévitan et à Jacques Goddet, qui étaient à table avec Georges Marchais ». Ce n’est pas réellement une surprise pour le directeur de l’épreuve, mais Goddet est aussi le patron de L’Equipe, qui boucle à cette heure-ci toutes les pages du numéro du lendemain. La discussion est écourtée. Bernard Hinault quitte la ville avec Martine, en compagnie de son coéquipier Hubert Arbes qui les accueille chez lui à Lourdes pour préserver un peu d’intimité. « Nous nous sommes mis d’accord avec Goddet pour qu’il diffuse un communiqué à l’AFP, raconte Guimard. À partir de ce moment, ça a été panique à bord dans toutes les rédactions ».
En effet, la nouvelle n’attend pas les téléphones portables et les réseaux sociaux pour se répandre. Une bonne partie des journalistes influents était réunie pour le traditionnel festin du « club des 100 kilos », présidé par Roger Bastide du Parisien et auquel Jean-Marie Leblanc était admis en dépit de sa sveltesse à titre de « stagiaire ». « C’était un épisode médiatiquement incroyable, confirme l’ancien journaliste de l’Equipe. On était une trentaine de bons vivants, une accordéoniste nous accompagnait, puis la porte s’ouvre et soudain un motard totalement trempé nous hurle ‘’hé les gars, Hinault abandonne, il s’est tiré’’. Immédiatement, le repas s’est arrêté et tout le monde s’est éparpillé pour aller écrire chacun son papier. Il n’y avait plus de copains, à ce moment-là ».
Le coup de tonnerre qui tombe sur le Tour de France à 22h30, c’est le scénario cauchemardesque pour le patron de L’Equipe, qui parvient tout de même à « casser » complètement la Une et à bricoler les papiers des pages intérieures pour qu’ils puissent coller bon an mal an à la grosse info de la soirée. L’urgence n’interdisant pas l’élégance, Goddet ajoute à son édito du jour (qui reste intitulé Pas de pitié pour le canari boiteux !) deux paragraphes où l’analyse se mêle au sentiment : « Nous rendons hommage, de tout cœur, à l’homme qui, depuis plusieurs jours, lutte contre un mal qui ne pouvait se guérir que par l’arrêt total ; par l’interruption de l’acte de pédalage qui broyait le genou douloureux à chacune de ses rotations. Il a souffert dans son corps comme dans son cœur et il l’a fait, observant le silence, souriant, affirmant sa guérison avec une dignité mensongère pleine de grandeur ».
Huit jours plus tard, le repos a fait son œuvre, la douleur a disparu et Hinault peut reprendre l’entraînement. La rage d’avoir laissé filer une troisième victoire sur le Tour de France ajoute à sa détermination de s’imposer sur les championnats du monde à la fin du mois d’août. En se rendant au départ de la course à Sallanches, il passe commande à l’hôtelier : « tu peux mettre le champagne au frais, ce soir on est champion du monde ». On connaît la suite, ce jour-là le genou a tourné à merveille.